26 octobre 2019
Début d'un prochain roman (Parution premier trimestre 2020)
Dans la même journée, j’appris deux nouvelles : un, que j’étais viré, deux, que je devrai désormais garder le chartreux. La première me fut signifiée par une lettre recommandée au bas de laquelle le paraphe triomphant de mon directeur départemental m’ indiquait qu’il avait enfin eu ma peau. La seconde me parvint sur la page arrachée à un agenda surmontée de la date du 14 mai 1920 et signée de la main de la seule rescapée de ma famille, une vieille tante qui habitait la même bourgade que moi mais que je ne voyais jamais. Celle-ci me reçut sans effusion dans sa vaste demeure où le temps semblait s’être pétrifié dans les années vingt du siècle précédent. J’avais sonné et frappé en vain, intimidé par la lourde porte sous la verrière dangereusement délabrée. Une fois à l’intérieur, un hall dont les dimensions semblaient avoir été spécialement calculées pour rappeler au visiteur à quel point il était insignifiant et importun m’enveloppa d’une poussiéreuse mélancolie. C’est alors qu’une voix monocorde se fit entendre des profondeurs d’un salon aux fenêtres alourdies de tentures décolorées.
— Entre donc. Combien de temps comptes-tu hésiter de la sorte ? Sache que les derniers domestiques de cette maison ont été licenciés en 1975. Alors, si tu attends qu’un majordome viennent te débarrasser...
J’avançai de quelques pas dans le salon où je ne distinguai rien d’autre que le bric-à-brac prétentieux des vieilles maisons bourgeoises. D’un voile grisâtre qui semblait avoir confisqué toute chose au rayonnement normal de la lumière du jour, montait une nourrissante odeur de poussière accumulée en strates géologiques.
— Eh bien, faut-il que j’interrompe mon petit déjeuner pour avoir l’honneur de te parler en face ?
La voix morne et autoritaire de la tante provenait d’une autre pièce située en enfilade du salon, un petit bureau aux allures de boudoir au fond duquel la tête revêche de la vieille dame émergeait d’un vaste plateau d’argent encombré d’une boîte de lait écrémé en poudre, d’un bol à soupe ébréché, d’une cafetière italienne éructante et d’un demi-saucisson sur sa planchette sans oublier un paquet de biscottes de la fameuse marque comme au bon vieux temps. La tante y plongeait ses longues mains décharnées avec avidité. Lorsque j’approchai d’elle alors qu’elle m’invitait à m’asseoir, je pus déduire, dès qu’elle ouvrit la bouche, que le saucisson était à l’ail. Je fis mine de reculer mais la tante me dissuada de toute tentative de retraite en dardant sur moi ses petits yeux durs et perçants.
— Je ne mange que des aliments qui ont encore un peu de goût et tant pis pour ceux que ça dérange, grinça-t-elle. Cesse donc de faire le niflet et écoute-moi plutôt si tant est qu’une once d’attention puisse encore mobiliser quelques minutes ton esprit abandonné à de vaines rêveries. Ah, c’est vraiment le trait dominant de cette branche dégénérée de la famille, surtout les mâles : tous des songe-creux qui n’ont jamais su gagner d’argent mais qui ont toujours somptueusement dépensé celui des autres. Si je n’avais pas commis l’erreur d’épouser feu ton oncle, j’aurais encore assez de fortune pour que cette baraque tienne debout et pour que le personnel s’y affaire comme dans une ruche. Mais bon, je ne t’ai pas fait venir pour remuer le passé. De plus, tu ne peux rien comprendre à tout cela car les fées toquées qui se sont penchées sur ton berceau acheté en soldes devaient avoir des gènes en commun avec ceux des représentants de cette lignée qui fit mon malheur et ma ruine.
Après cette tirade, la tante mordit rageusement dans une biscotte.
— Coupe-moi plutôt une rondelle de saucisson, ajouta-t-elle la bouche pleine en projetant quelques postillons consistants qui se fixèrent en différents points de la surface du plateau d’argent.
L’un d’eux atterrit directement sur ma montre au moment précis où je venais de saisir le couteau à côté du saucisson.
— Puisque tu oses me manquer de courtoisie en regardant ta montre pendant que je m’adresse à toi, dis-moi donc l’heure qu’il est car j’attends une visite.
Comme pour faire écho à ces aimables paroles, un pas léger se fit entendre sur les dalles du grand hall. Un petit monsieur de l’âge de la tante, vêtu avec recherche mais affublé d’un Panama ridicule apparut dans l’embrasure de la porte. La tante tressaillit. Une éclaircie fugace balaya le paysage érodé de son visage. Pendant une seconde, un sourire s’installa.
— Fortunat, cher ami, vous êtes en avance, minauda-t-elle. Nous ne partons que dans une heure et je n’ai pas terminé mon petit déjeuner. C’est mon neveu, Antoine Morasse ici présent qui me retarde en me racontant sa vie.
— Ravi, lança le petit monsieur à mon intention en se découvrant d’un geste désinvolte. Et d’ajouter : alors, c’est vous qui allez garder le chartreux et la maison qui va avec ?
— Parfaitement, trancha la tante avant même que je n’aie pu ouvrir la bouche. Mais ne nous faisons pas d’illusion mon pauvre Fortunat : lorsque nous reviendrons, j’espère le plus tard possible, toutes les plantes auront crevé.
Je tentai de protester et, par la même occasion, de souligner que j’avais mon mot à dire eu égard à des projets qui semblaient me concerner, mais Fortunat me devança.
— Voyons, Marcia, je vous trouve un peu dure avec ce jeune homme qui accepte pourtant si gentiment de nous rendre service. Que deviendrait le chartreux sans son obligeance et aussi cette grande maison vide ?
Je fis de nouveau une tentative d’expression orale qui avorta en une inutile mimique.
— On voit bien que vous ignorez à qui vous avez affaire, mon cher Fortunat, glapit la tante qui se remontait toute seule. Ce garçon est l’ultime avatar d’une branche malsaine de la famille qui n’a donné, selon les différents contextes socio-économiques que nous avons connus depuis la guerre que des oisifs et des chômeurs. D’ailleurs, c’est un miracle que mon neveu ait pu, quant à lui, avec une telle hérédité, trouver un emploi et le garder.
Je saisis la balle au vol.
— Justement, tante Marcia, puisque vous évoquez le sujet et que vous avez manifestement formé quelques projets me concernant, je dois vous informer du fait que je n’aurai peut-être pas toute la disponibilité requise pour vous apporter mon aide car je viens de perdre mon travail et il va donc bien falloir que je me mette en quête d’un nouvel emploi.
La tante jeta une œillade triomphante au petit monsieur.
— Qu’est-ce que je vous disais, mon cher Fortunat...
Puis, se tournant ostensiblement vers moi :
— Fort bien. En effectuant tes recherches d’emploi et en te laissant vivre avec l’argent de tes indemnités et de tes allocations de chômage, il te sera d’autant plus facile de veiller de temps à autres sur cette maison et sur le chartreux.
À ces mots, une forme grise émergea des profondeurs d’un fauteuil club au cuir tout râpé. Un oeil orange s’ouvrit au milieu d’une épaisseur de poils, puis un autre, surmontés de deux oreilles pointues. À force d’entendre son nom prononcé à maintes reprises dans la conversation, le chartreux, peu habitué à tant d’agitation, jugea utile de s’informer de ce qui se tramait et vint me renifler avec méthode.
— J’espère que tu n’as rien contre les chats, s’enquit la tante, car le chartreux est allergique aux individus qui sont allergiques aux chats.
Après quelques investigations supplémentaires de sa truffe humide, l’animal transporta d’un bond sa bedaine contre la mienne, naissante, sur laquelle il s’installa péniblement au terme de laborieuses tentatives. Une fois bien calé, il me gratifia d’un bâillement auquel succéda une forte odeur de sardines à l’huile.
— À la bonne heure ! s’exclama la tante. Un homme à qui le chartreux accorde sa confiance ne peut être totalement mauvais. Écoute-moi bien. Compte tenu de ta situation précaire et des difficultés que tu vas rapidement rencontrer pour payer ton loyer, je te propose un arrangement. Fortunat et moi avons décidé de partir en croisière. Nous allons faire le tour du monde. D’ailleurs, il ne nous reste qu’une semaine pour régler les derniers détails, n’est-ce pas mon cher ami ?
Le petit monsieur semblait alerté par quelque chose et cela faisait déjà un moment qu’il tentait sans succès d’interrompre les incessants monologues de la tante.
— Mais que se passe-t-il ? finit-elle par lui demander en le voyant se tortiller sur sa chaise en pointant un index en direction du fond de la pièce. Et de poursuivre sans même attendre la réponse, ainsi qu’elle semblait s’en être constitué une règle : voyons Fortunat ! Si vous me coupez la parole pour si peu, je ne pourrai jamais donner mes instructions à mon neveu. Puis, se tournant vers moi dont le visage exprimait sans doute une surprise horrifiée : et toi, petite nature, ne te laisse pas distraire par cette malheureuse bestiole qui ne t’a rien fait !
À l’endroit indiqué par l’index de Fortunat, parmi les bibelots défraîchis, en haut du rebord de la cheminée, vaquait à ses occupations un gros rat qui, se sentant subitement observé, s’immobilisa en fixant tout le monde de ses yeux pétillants d’intelligence. Le chartreux, quant à lui, ne bougea pas une vibrisse.
Extrait : © Orage-Lagune-Express 2019, tous droits réservés
Illustration provisoire empruntée à Bernard Deson
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09 septembre 2014
Extrait de mon prochain livre
La Rolls verte
Antoine se perdait souvent dans la contemplation d’une tache contre le mur de son bureau, la trace d’une grosse araignée qu’il avait écrasée quelques années auparavant et qui était restée là, tel le morne trophée d’une demi-décennie d’assemblées générales et de collisions au carrefour. Le jour où la Rolls verte se gara devant l’agence du quotidien local où Antoine végétait dans un emploi de rédacteur photographe, un rayon de soleil estival éclairait crûment la tache. La secrétaire indiqua le bureau d’Antoine à un jeune couple puis se déplaça en direction de la vitrine pour admirer la Rolls verte au volant de laquelle patientait un chauffeur. Sans chauffeur, une Rolls n’est pas tout à fait une Rolls, pensa Antoine à ce moment-là. Le jeune couple qui avait trouvé porte close à l’Office de tourisme voisin de l’agence cherchait à rejoindre une direction qu’il était impossible d’indiquer clairement en raison du plan de circulation complexe récemment inauguré. Pendant qu’Antoine réfléchissait au moyen de renseigner les visiteurs, ils se chamaillèrent un peu à propos de l’heure à laquelle ils devaient se présenter là où ils étaient attendus. Antoine apprit ainsi qu’ils s’appelaient Ricardo et Rozana. Ricardo était un jeune homme brun au teint mat et Rozana une jolie rousse aux yeux verts. Sa beauté espiègle fut sans doute pour quelque chose dans la décision d’Antoine de les accompagner pour les emmener sur la bonne route. Au volant de son Ami 6 exténuée, Antoine avait du mal à quitter des yeux le rétroviseur qui encadrait l’image de la Rolls verte glissant dans les rues désertes du centre ville. À l’embranchement, Antoine fit demi-tour et indiqua d’un geste la nouvelle direction. Ricardo et Rozana le remercièrent par de grands signes de la main. De retour à l’agence, songeur, Antoine passa le reste de l’après-midi à bavarder avec la secrétaire sur le thème de la Rolls verte. Antoine n’y entendait rien en voitures mais un pigiste qui collectait des résultats sportifs assura qu’il s’agissait d’une Rolls Corniche, probablement un modèle datant de 1971.
© CECCL 2014. Tous droits réservés.
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21 décembre 2013
Des nuages lenticulaires et du bonheur
Il était souvent vêtu d'un caban, parlait peu mais acceptait volontiers un cigare et un verre d'alcool mais pas de thé. Un jour, il sortit de sa réserve habituelle, peut-être sous l'effet d'un vieux porto, et demanda à Andrade s'il était heureux de la vie qu'il menait. Sur le moment, Andrade ne sut que répondre et se contenta de remplir de nouveau le verre de son visiteur. Quand celui-ci prit congé, il repensa à la question et la jugea indiscrète. Quant à l'adjectif « heureux », il le trouva saugrenu mais lié à deux souvenirs, l'un d'enfance et l'autre d'adolescence.
Dans le premier, il revit un nuage en forme de soucoupe volante qui s'était installé dans le ciel, et sous le ciel courait ce jeune garçon qu'il avait été. Après s'être arrêté un moment le nez en l'air, il était rentré chez lui où il avait appris dans un livre qu'il s'agissait d'un nuage lenticulaire. « Les nuages lenticulaires, en forme de pile d’assiettes, peuvent rester sur place durant plusieurs heures » disait le livre. Cette apparition l'avait comblé d'un étrange et fugace bonheur. Ainsi la formation d'un nuage lenticulaire pouvait-elle susciter le sentiment d'être heureux. Pourquoi ? Alors là, mystère...
Dans le second souvenir, celui d'une promenade dans le parc municipal, Andrade se revit en jeune homme franchissant un pont. Son regard s'était mêlé au cours tranquille de la rivière. Ce jour-là, non loin du kiosque à musique, lui apparut le mystère de cette eau claire qui dansait sur les cailloux et dans le soleil, fantasque comme le rire tumultueux d'une jeune fille. Mais la rivière n'est jamais fantasque. Seul peut l'être celui qui, sans savoir pourquoi, s'est arrêté sur le pont, le passant du parc municipal soudain traversé par l'énigme de l'eau.
Presque trente ans plus tard, celui qui reste le passant du parc s'immobilise encore sur le pont, et la rivière, toujours pareille à elle-même, lui signifie qu'il ne sait toujours rien de cette inexplicable joie à propos de laquelle les gens se questionnent parfois dans la solitude lorsqu’il leur arrive de réfléchir à leur destin.
Extrait d'un ouvrage en cours. Droits réservés. © L'auteur et Orlag, 2013.
Photo de nuages lenticulaires prise ici.
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